Bonjour à tous. Je m’appelle Andres Serrano. Je suis artiste, je suis né et j’ai grandi à New York. Je m’identifie à l’histoire américaine. J’ai beau prendre des photos, j’ai fait d’autres choses aussi. Je ne me vois donc pas comme un photographe, mais comme un artiste.
J’espère qu’après avoir vu mon travail, vous aurez appris quelque chose sur moi et mon histoire.
Old glory est un ancien terme pour désigner le drapeau des États-Unis. Celui-ci affiche 48 étoiles. En effet, à l’époque, le pays comptait 48 États. Comme vous le voyez, le drapeau est en lambeaux. Il est abîmé. Il est vieux. Il a été battu par le vent et la pluie. Pour moi, il représente la gloire ancienne des États-Unis. C’est un symbole. Les États-Unis, symbole de la démocratie, ont connu des hauts et des bas, ont pris des coups, comme ce drapeau.
Dans cette série, je voulais me pencher sur les Amérindiens, et je trouvais plus intéressant de les photographier en vêtements traditionnels. J’ai donc assisté à plusieurs cérémonies et spectacles où ils revêtent des costumes traditionnels. Par costumes, j’entends vêtements, car c’est authentique. C’est juste leur tradition. Ils mettent donc ces costumes, peut-être plus dans la vie de tous les jours, mais ils le font pour ces spectacles et cérémonies. Souvent, je veux que les gens se parent, parce que bien que je photographie des individus, souvent, ils sont aussi des symboles. Et les symboles ont besoin d’une sorte d’uniforme.
J’ai réalisé la série America en réponse au 11 septembre 2001, car j’ai eu le sentiment qu’on s’était fait attaquer en tant que l’ennemi. Alors l’idée m’est venue de présenter cet ennemi à l’aide d’une série, qui est finalement devenue un livre, en tant qu’Américain né et élevé à New York. Comme tout le monde, j’ai ma propre vision des États-Unis. C’est pourquoi, durant trois ans, j’ai photographié des gens de tous horizons, à travers le pays.
Parmi les premiers portraits, il y avait un pilote de ligne américain. Un autre représentait un Sikh avec une longue barbe et un turban, on aurait pu le prendre pour un taliban. Il y avait aussi des soldats, des policiers et des pompiers. J’ai photographié deux pompiers qui avaient passé des mois à fouiller les décombres du World Trade Center. Au moment de la prise, ils portaient des uniformes couverts de poussière et de saleté. Ils étaient fatigués et abattus, non seulement pour avoir remué ces décombres pendant des mois, mais aussi à cause de la douleur ressentie pour leur peuple, leurs compatriotes, tous ces Américains morts le 11 septembre.
Telle a été l’inspiration première de la série America.
En 2004, Donald Trump était pour moi l’incarnation du rêve américain. À l’époque, il n’était pas la même personne que celle que vous connaissez aujourd’hui comme président, ancien président et candidat à un second mandat. Il n’était pas aussi clivant, mais il a toujours eu des opinions sur tout. C’est ce qui lui a valu de passer pour un idiot auprès de nombreuses personnes. Mais une chose que je peux dire de Donald Trump, c’est que si l’on se penche sur son histoire, on remarque qu’il a passé sa vie à se promouvoir lui-même, ses casinos, ses produits, son nom. Il avait beaucoup de succès. Aussi bien, quand Donald Trump est devenu président, c’est parce que son nom était connu de tous. Tout le monde le connaissait depuis des décennies. Et donc, ça ne m’a pas étonné pas que quelqu’un qui séduise les gens puisse séduire les États-Unis.
Je me rappelle ne pas lui avoir beaucoup parlé au moment de la photo. Je parle rarement aux gens que je photographie, surtout quand je sais qu’ils n’ont pas beaucoup de temps. Mais avec Donald Trump, je savais que si je disais quelque chose qui l’ennuyait, il se serait levé de sa chaise et serait parti. Je me suis donc tu. Grâce à ça, j’ai pu passer 30 minutes avec lui, ce qui est long.
Tous les portraits des Nomads, y compris Bertha, ont été réalisés dans le métro, tard la nuit. J’avais deux assistants, une toile de fond, des spots lumineux, et je devais photographier très, très vite. Il fallait me dépêcher. Je n’avais pas d’autorisation, mais la police me laisserait terminer mon travail. En revanche, les contrôleurs des transports étaient très stricts à ce sujet. Ils me mettaient tout de suite dehors lorsqu’ils me voyaient là, et je me sentais alors comme les sans-abri, qui vivent en dehors du système. En tant qu’artiste, je m’étais dit que je ne pourrais pas demander la permission de photographier des sans-abris dans le métro. J’ai donc dû me débrouiller tout seul. Bertha, en fait, je l’avais rencontrée dans la rue, en pleine nuit. Je faisais mes portraits à partir de minuit, et après. Elle était au Tompkins Square Park. Je me souviens l’avoir emmenée dans le métro, pour la photographier. Je lui ai expliqué qu’elle serait payée et que je voulais la prendre telle qu’elle était. Elle m’a fait sourire lorsqu’elle m’a dit : « Je ne vais pas devoir poser nue, si ? » J’ai répondu : « Non, ce ne sera pas un nu. »
Je suis artiste, mais je suis aussi collectionneur depuis des années. Je m’intéresse à une période en particulier, le 17ème siècle et avant. J’ai des meubles anciens, des tableaux, des sculptures, et des œuvres réalisées à l’époque de la Renaissance. J’ai même quelques œuvres médiévales. Et donc je comprends ce besoin de collectionner. Et, dans un sens, je collectionne aussi les gens, les sujets, les idées.
Par exemple, lorsque je réalise une série, il n’y a pas qu’une seule personne, qu’un seul sujet. J’y mets beaucoup de choses. Quand on commence une collection, on ne se satisfait pas d’un seul objet. On en rassemble plein autour d’un même thème, plusieurs fois. On collectionne toute une série de choses. Et ce sont ces choses-là que j’ai collectionnées, toute ma vie.
Lors de mes conférences, on me demande parfois comment j’éclaire, j’éclaire mes sujets. J’explique que j’utilise des spots lumineux, généralement trois, l’un au milieu, le deuxième d’un côté et le troisième en vis-à-vis. En général, je demande aux gens de regarder droit devant eux, à gauche ou à droite. Je pense que mon talent vient du fait que je fais exactement la même chose, presque à chaque fois, mais en changeant le concept, l’éclairage, le fond et le sujet le résultat devient différent.
Voici les Signs of the Times, des pancartes dont se servent les sans-abris pour demander de l’argent dans la rue. Cette année-là, j’ai fini par me rendre compte du nombre de sans-abris qui vivaient à New York, il y en avait plus que je n’en avais jamais vu. J’étais attiré par leurs pancartes, car elles racontaient des histoires. Chaque pancarte était une histoire. J’ai facilement passé deux mois à arpenter les rues de New York chaque jour, parfois pendant la nuit, pour en acheter. Je disais la même chose à tout le monde : « Ecoutez, je suis un artiste, et je vois des choses ». Et l’une des choses que je vois, ce sont des gens avec ces pancartes. Pour moi, chaque pancarte est une histoire. « Je peux acheter vôtre histoire ? » Je crois que tous m’ont dit oui, sauf une personne.
Infamous raconte un pan de l’histoire des États-Unis. Elle n’a pas toujours été glorieuse, cette histoire. Et même si les États-Unis ont fait des choses qui, à l’époque, ne constituaient pas légalement des crimes, il s’agissait quand même souvent de crimes contre l’humanité. Cette histoire raconte les relations avec les personnes de couleur, d’abord les Amérindiens ; conquis, parfois massacrés et dépossédés de leurs terres…. Cela frise l’infamie, c’est scandaleux. Cela a continué avec les Noirs, les Asiatiques, avec tous ces gens que l’Amérique estimait avoir le droit de soumettre, de discriminer et de ridiculiser lorsque d’autres formes d’oppression n’étaient pas possibles.
Le racisme a toujours fait partie intégrante de l’histoire des États-Unis. Ce n’est pas seulement du passé, c’est encore le cas aujourd’hui. Et ça va continuer parce que les États-Unis sont fort divisés, surtout selon des clivages raciaux. L’Amérique est un grand laboratoire d’une démocratie en tant que melting-pot.
A l’évidence, puisque nous parlons d’infamie, il n’y a rien de plus infâme que de tuer quelqu’un illégalement et de faire justice soi-même. Je parle de meurtres commis par des citoyens lambda, des gens qui peuvent vous tuer simplement en raison de la couleur de votre peau. La photo du Black man lynching montre une carte postale envoyée au début du 20e siècle. Cela ne choquait personne. Cela montre l’étendue des préjugés raciaux et de l’intolérance qui se manifestent non seulement par ce qu’on fait, mais aussi parce qu’on s’en vante.
Malcolm X était un symbole et un leader de son époque. Comme Martin Luther King, mais plus radical. Il n’était pas aimé, du moins pas autant que Martin Luther King. Rien de plus normal que Malcolm X, en tant que dissident combattant l’injustice, et notamment l’injustice envers les personnes noires, fasse partie de la série Infamous. Ici, Malcolm X est représenté par un désodorisant pour voiture, apparu à la fin des années soixante. Je ne sais pas ce qui est le plus énorme : que j’aie inclus Malcolm X comme symbole d’injustice raciale, ou qu’il ait été réduit à un désodorisant pour voiture.
Le fait que le Ku Klux Klan soit connu en tant qu’ organisation raciste a éveillé mon intérêt. Souvent, une chose en entraîne une autre. Une image en entraîne une autre. Je me suis penché sur le Klan juste après la série Nomads. J’étais très content des Nomads et je voulais continuer à faire des portraits. Mais je voulais les rendre atypiques. Je me suis donc dit que si quelqu’un portait un masque, ça donnerait un portrait très singulier, parce qu’un masque va plutôt à l’encontre de l’intention d’un portrait. Un masque dissimule au lieu de révéler. Et quand j’ai pensé à des gens masqués, j’ai tout de suite pensé au Klan et, puisque je ne suis pas blanc, mais hispanique, vous imaginez bien que ça a été un défi pour moi de travailler avec eux, mais surtout pour eux de travailler avec moi.
La seule fois où je me suis senti menacé ou en danger, c’est lors d’un rassemblement du Klan. Lorsque j’y suis allé, j’ai été entouré d’environ 30 skinheads qui m’ont dit « Tu n’es pas blanc, tu n’es pas en sécurité ici. Tu dois partir tout de suite. » C’est la seule fois où j’ai senti de l’hostilité. Mais pas à cause du Klan, à cause des skinheads. J’ai senti tellement de racisme et de haine autour de moi, c’était si intense que je n’étais pas à l’aise à l’idée de parler à qui que ce soit. Ils sont devenus des symboles et dégagent une puissance qu’ils n’auraient pas sans leur costume.
Je me rends compte qu’il y a parfois une tension dans mon travail entre le sujet et comment je le traite. L’esthétique, plutôt que l’éthique ; la forme, plutôt que la réalisation. Le sens se perd, ou du moins se complexifie. Mais je pense que c’est cette tension qui fait de moi un artiste, parce que vous savez, sinon lorsque c’est évident, ou sans ambiguïté, c’est soit une chose, soit une autre. Je trouve ça plus intéressant que ça puisse être les deux à la fois.
Voici une photo intitulée Dread, prise dans les années 80. C’est l’une de mes premières photos. À l’époque, je faisais ce que je considérais comme des photographies de tableaux vivants, c’est-à-dire une personne, avec un fond ou de la lumière. C’est une photo de la tête de mon ami Michael Coulter. Je l’ai intitulée Dread, non seulement parce qu’il a des dreadlocks, mais aussi parce que dread a une signification. Ici, c’est la peur. La peur de l’inconnu et la peur du Noir.
La première fois que j’ai pensé à Torture, c’était juste après le scandale d’Abou Ghraib. J’avais été contacté par A/political, une organisation artistique basée à Londres. Avec leur soutien, j’ai passé plusieurs mois à examiner la torture sous plusieurs angles, à travers entre autre des instruments de torture médiévaux et des sujets vivants.
Ici, des Irlandais cagoulés qui avaient été torturés par la police parce qu’ils étaient accusés d’être des agents de l’IRA (Armée républicaine irlandaise). Quand je les ai photographiés des années plus tard, je leur ai dit que je voulais qu’ils portent leur cagoule. Ce fut une expérience très traumatisante pour eux. Ils ont d’abord été choqués par ce que je leur demandais, ils pensaient que je voulais prendre leur visage en photo. Mais je leur ai dit qu’ils étaient des symboles et que cette symbolisation passait par le port de leurs cagoules.
Les vêtements sont une façon pour moi de transformer les gens en symboles. Ici, les masques illustrent la connexion avec les membres du Klan. En portant un genre de costume ou de robe, les personnes que j’ai photographiées sont devenues à la fois des symboles et des individus. Je pense qu’il vaut mieux utiliser de vraies personnes, de vrais membres du Klan, des personnes décédées, et de mettre en scène des photographies plutôt que de faire appel à des acteurs.
J’ai toujours dit qu’en tant qu’artiste chrétien, j’utilise les symboles propres à ma foi. J’ai toujours été frappé par le corps et le sang du Christ. Au travers de mon art, j’utilise les symboles de l’Église et donc pour moi je ne vois pas de mal, ou de problème, à les utiliser comme j’en ai envie. Ils sont importants pour moi. Tout au long de l’histoire, de grands artistes aujourd’hui considérés comme des peintres religieux, comme Jérôme Bosch, ont représenté de différentes manières l’Église, les fidèles, des scènes du Paradis et de l’Enfer. Il n’est pas rare pour les artistes, surtout ceux qui se disent chrétiens, d’utiliser des images avec un poids symbolique.
Je crois que les gens se méprennent sur mon travail d’artiste chrétien et sur ce que je fais avec ces symboles de l’Eglise. Certains pensent que je suis contre l’Église. C’est faux, je ne suis contre rien du tout.
C’était très important pour moi d’être invité au Vatican l’année dernière, à l’occasion du 50e anniversaire de l’inauguration de la collection du Vatican. J’étais parmi 200 artistes, écrivains, architectes et personnes de tous horizons venus écouter le pape à la Chapelle Sixtine et qui ont eu quelques secondes pour le saluer. Pour moi, cela a été un grand moment dans ma carrière.
Le sang, c’est particulier, d’autant plus dans le christianisme, et pas uniquement pour les Américains, mais pour les chrétiens en général. Vous savez, il n’est pas rare de trouver beaucoup de sang dans les œuvres chrétiennes. Je pense que l’Église a une histoire complexe et sanglante. De nombreuses guerres ont été menées au nom de Dieu. Pas que des guerres chrétiennes, toutes sortes de guerres. C’est ironique vous savez, mais la foi nous mène souvent à la mort. La religion, toutes les religions, sont couvertes de sang.
Cette photo s’appelle El Gran Cabron. J’ai pensé au travail de Goya en la réalisant. J’ai toujours dit que j’ai été influencé par de nombreux artistes, notamment Marcel Duchamp, qui m’a appris que tout, notamment une photo, peut devenir une œuvre d’art. Mais, vous savez, j’ai aussi été influencé par des artistes comme Picasso et les peintres espagnols, en particulier Goya. Avec eux, je suis face à des œuvres puissantes, les artistes se sont démenés avec l’esthétique, le sujet traité et la provocation en même temps. Il n’est pas rare pour un artiste de tout concilier. Vous savez, nous faisons feu de tout bois et parfois, le résultat est meilleur parce qu’il est plus complexe.
L’idée du serpent et de la croix remonte au début du christianisme, à Adam et Eve. Et donc le serpent, j’imagine, peut représenter le mal. Il peut aussi symboliser une force vitale agissant au sein de l’Église, qui la traverse et l’encercle. J’ai toujours dit qu’on a besoin du mal pour connaître le bien. On ne peut pas avoir le bien sans le mal. Il nous faut le profane pour savoir ce qui est sacré. Toutes ces choses fonctionnent ensemble. Elles ont besoin l’une de l’autre.
La série Objects of Desire a vu le jour après un séjour à La Nouvelle-Orléans, où j’ai donné une conférence. J’y ai rencontré un jeune artiste nommé Blake Boyd et nous sommes devenus amis. Au cours de nos conversations, il m’a dit que son père était shérif adjoint et qu’il avait accès à des collections d’armes à feu. Je lui ai demandé s’il pouvait s’en procurer. On s’est mis d’accord et, quelques mois plus tard, je suis retourné à La Nouvelle Orléans photographier ces collections, pour une série intitulée Objects of Desire. De nos jours, les armes à feu symbolisent beaucoup de choses, surtout aux États-Unis où des meurtres en série se produisent presque tous les jours.
Les armes ne représentent plus la même chose que lorsque je les ai photographiées. Je n’ai pas voulu me référer aux pistolets en tant qu’armes. Ils appartenaient à des collectionneurs, des collectionneurs qui en possèdent beaucoup.
Que leurs armes leur servent ou non à s’entraîner au tir, ils les estiment, les chérissent, les polissent. De nombreux Américains accumulent des armes en tant que collectionneurs. Fait intéressant cependant, je n’ai jamais rencontré de collectionneur d’armes à feu qui soit une femme.
En 1986, j’ai eu l’idée de créer une fausse peinture en utilisant le médium photographique. J’ai produit cette image que j’ai intitulée Milk/Blood. C’est un écran divisé en deux : la partie de gauche est un réservoir rempli de lait et celle de droite un réservoir rempli de sang. D’où le nom Milk/Blood. C’est une référence à Mondrian. Pour moi, cette photo est radicale et explique tout ce qui vient après, car sans elle, je n’aurais pas réalisé les Immersions. Cette photographie avait pour but de ne ressembler à aucune autre : il n’y a pas de relation à l’espace, ni perspective, ni arrière-plan, ni premier plan, ni sujet. Juste des couleurs. C’est une photographie “color field”.
Après ça, j’ai fait la photo Piss and Blood. Ce sont des œuvres très abstraites utilisant la couleur et les fluides corporels, comme le lait ou le sang, et plus tard le sperme, de manière très plate et non-représentative. C’est comme ça que ça a commencé. À l’époque, je pensais que c’était radical pour la photographie, car comme je l’ai dit, il n’y a pas de sujet. Il n’y a que la couleur. Après Milk/Blood, j’ai réalisé un monochrome intitulé Blood. Ce n’est qu’une image rouge. L’idée était de créer des œuvres abstraites mais qui, en réalité, représentent quelque chose.
C’est amusant parce que Piss Christ est mon œuvre la plus célèbre, et la plus tristement célèbre. Les gens me demandent quel était le message que je voulais faire passer. En fait, je n’y ai pas réfléchi, je l’ai juste fait. C’est la première immersion, la première fois que j’immergeais un objet dans un fluide corporel. Ici, le Christ, dans de l’urine. Je l’ai naturellement appelée Piss Christ. Je ne me demandais pas si c’était blasphématoire.
Il s’agit d’un crucifix, d’un chapelet, un objet que les gens manipulent. Ils le manient, le portent, prient avec. Mais ils ne pensent pas à ce qu’il signifie réellement. Le crucifix, le chapelet, ce sont des symboles. Ils représentent la façon dont Jésus est mort sur la croix. Pour s’assurer qu’il était bien mort, trois jours avant la Résurrection, les Romains l’ont poignardé en le transperçant d’une lance. Tout a jailli. Tous les fluides : le sang, l’urine, la merde, tout. Donc, si ce Christ vous offense d’une manière ou d’une autre, s’il heurte votre sensibilité, vous devriez peut-être réfléchir à ce que symbolise réellement la crucifixion. Ce n’est pas un joli petit objet que vous pouvez porter comme un accessoire de mode. Cela symbolise la mort du Christ, une mort épouvantable pour quiconque.
La première fois que Piss Christ a fait parler de lui, c’était plus de deux ans après sa création, lorsqu’il a été signalé au Congrès en 1989. La dénonciation a mobilisé tellement de sénateurs et de membres du Congrès que les gens étaient contrariés d’apprendre que Piss Christ avait fait partie d’une exposition et que j’avais reçu un prix, non pas du NEA (Fonds National pour les Arts), mais d’une autre organisation qui disposait de fonds.
Cela a amorcé les guerres culturelles de 1989. Je dois dire que je suis très heureux d’avoir provoqué une certaine réflexion, même si je n’en avais pas l’intention, parce que cela signifie que l’œuvre est riche en sens et interpelle les gens.
Blood and Semen est une photo très importante pour moi, car Metallica l’a découverte peu de temps après sa réalisation. Kirk et Lars, membres du groupe, l’ont vue et m’ont demandé s’ils pouvaient l’utiliser pour l’un de leurs albums appelé Load. J’ai accepté et ainsi, par chance, cette photo est devenue la couverture d’une pochette d’album. J’ai fait deux pochettes pour eux : Load et Reload. Dans quelques semaines, je participerai probablement à un podcast sur Metallica où ils me poseront des questions sur cette image. L’œuvre revit ainsi, des années après sa création. Elle a toujours une présence. Les gens en parlent toujours. Je suis heureux de faire ce genre de travail et je souhaiterais que davantage de groupes fassent appel à moi. Mais ça m’a fait plaisir que Metallica utilise mon art pour deux de leurs meilleurs albums.
Avant que Metallica ne vienne me voir, je ne connaissais pas leur musique. Je n’écoute pas beaucoup de métal. Je suis né avec ce qu’on appelle le rock’n’roll classique. Les Beatles, les Rolling Stones, Janis Joplin, Bob Dylan, c’est ma musique, celle de ma jeunesse. Plus tard, je me suis intéressé au rap. Mais quand Metallica a utilisé mes photos, je suis devenu un fan.
J’ai réalisé ce que les gens ont appelé plus tard Immersions. J’ai en effet plongé des objets dans de l’urine. Et la première que j’ai faite, c’était Piss Christ. Par la suite, j’en ai fait d’autres comme Piss Discus ou encore Ecce Homo.
Piss Discus représente une statue antique très célèbre. C’est un symbole du sport, c’est un symbole des Jeux olympiques.
Je ne savais pas, à l’époque où j’ai fait cette photo, que plusieurs années plus tard, je serais exposé à Paris en même temps que s’y dérouleraient les Jeux olympiques. C ‘est encore un exemple de choses du passé qui refont surface au moment présent et qui nous reviendront encore à l’avenir. Tout est toujours lié. Heureusement, mes œuvres sont toujours en lien avec l’actualité.
J’aime créer des œuvres qui sont accessibles à tous. Vous n’avez pas besoin d’être historien d’art ou même connaître mon travail pour en tirer quelque chose. parce que le sujet vous parle d’une manière ou d’une autre. J’ai passé plus de cinq mois à Amsterdam en 1996. J’y ai étudié tous les aspects de la sexualité. Je suis allé à plein d’orgies, dans des clubs de sexe, j’ai vu tout ce qui a trait au sexe, pour m’inspirer. Les Pays-Bas m’ont permis de faire mon travail, parce que j’ai non seulement trouvé des modèles qui se sont prêtés au jeu, mais aussi des idées que je voulais explorer.
Le sexe est un sujet central dans la culture américaine, c’est l’un des plus gros débats, mais vous savez, les États-Unis ont un drôle de rapport au sexe même si nous sommes connus comme une société puritaine. Nous le sommes toujours à bien des égards. Vous savez, on ne peut pas montrer un téton à la télévision. Je me rappelle que la carrière de Janet Jackson a été compromise après qu’un de ses tétons est apparu à la télé lors de sa prestation au Super Bowl. En revanche, à Paris, en Europe, on peut voir une femme allaiter son enfant sur une affiche publicitaire et ça ne pose pas de problème. L’Amérique est très provinciale quand il s’agit de sexe en public, alors qu’en réalité, c’est l’une des plus grandes industries pornographiques au monde, si ce n’est la plus grande.
En 1992, j’ai eu l’idée de prendre en photo des inconnus décédés, Monsieur et Madame X. En me renseignant, j’ai découvert qu’il était difficile d’avoir accès à une morgue. Quand l’occasion s’est présentée, j’ai rencontré le responsable d’une morgue qui m’a dit : « Si vous souhaitez photographier les morts, vous pouvez le faire à condition que leur nom ne soit pas révélé et que leur visage ne soit pas reconnaissable. » Et donc, dans la série The Morgue, le titre des photos renvoie à la cause du décès.
Beaucoup d’Américains n’ont pas la même vision de la culture qu’en Europe ou ailleurs. La nudité n’est pas un sujet tabou en Europe. En Amérique, l’année dernière, une enseignante et directrice d’un lycée s‘est fait virer parce qu’elle avait montré une photo de la statue de David à ses élèves. C’est incroyable à quel point les Américains peuvent être provinciaux. Nous sommes une grande nation, très avancée dans de nombreux domaines. Mais quand il s’agit de culture, de nudité et du corps, c’est différent d’autres régions du monde.
Quand j’ai décidé de faire la série Robots, j’ai trouvé un titre, ou plutôt une idée : avant le métaverse, il y avait des robots. Pour moi, les robots, notamment dans les années 60, 70 et 80, étaient au cœur des rêves d’enfants. C’était l’époque de la science-fiction, qui a commencé avec Metropolis et l’apparition du mot robot, « robota » en tchèque dans une pièce de théâtre des années 20. Je pense qu’en 1920, les robots et les créatures intelligentes, humanoïdes et non-humaines, n’étaient que pure fiction. Aujourd’hui, avec les robots et l’intelligence artificielle, c’est bien réel. C’est même effrayant.
Dans les robots que j’ai photographiés, je vois des personnes. Toutes mes œuvres, au fond, sont des portraits représentant quelqu’un, quelque chose, un symbole. Au fond, c’est un autoportrait. Ces robots, j’en ai fait des portraits, vous pouvez y voir ce que vous voulez. Parmi les choses que je vois, il y a les races, parce que les robots arborent différentes couleurs. Dans un sens, les robots sont une race de créatures ressemblant, ou non, à des humains. Seul l’avenir nous dira s’ils sont bons ou mauvais.
Quand j’ai réalisé The Game: All Things Trump, je l’ai fait parce que Donald Trump était partout dans les médias. Vous savez, il venait à peine de devenir président que le monde entier était obsédé par lui. Tout ce qu’il faisait ou disait faisait la Une. Comme j’avais fait un portrait de Donald Trump en 2004 pour ma série America, j’ai décidé d’en dresser un plus grand.
J’ai à nouveau amassé une collection, cette fois-ci d’objets en lien avec Donald Trump et je crois en avoir rassemblé environ un millier. Ce sont des objets qu’il a fait faire pour ses casinos, ses entreprises, ses hôtels, pour lui-même. Bizarrement, beaucoup de choses auxquelles Donald Trump a donné son nom sont des produits courants. De la vodka par exemple. Il l’a fait sur tout ce qu’il pouvait.
Beaucoup d’entreprises de Donald Trump se sont soldées par un échec, et pourtant, ça ne l’a pas empêché de mettre son nom sur des objets. Même avant de devenir président, Donald Trump était quelqu’un qui savait se vendre, il voulait que le monde sache qui il était. Une fois président, on s’est mis à parler de lui tous les jours. Et l’un des plus gros objets, en dehors du portrait de lui que j’ai agrandi pour l’exposition, c’est la statue EGO. Elle se trouvait dans le Trump Taj Mahal Lounge au Trump Hotel dans le New Jersey. Le mot EGO qui tourne sur lui-même est l’incarnation-même de Donald Trump. Trump est un concentré d’égocentrisme.
Les trois dernières photos représentent très bien mon travail, mais aussi ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis. Les armes sont plus que jamais au cœur des débats. C’est un problème particulièrement américain. Aux États-Unis, vous pouvez non seulement en acheter, mais beaucoup d’États acceptent que vous vous baladiez avec en public. Je ne crois pas qu’il soit sage ou prudent pour un Afro-Américain de sortir en pleine rue avec une arme, même avec un permis. C’est deux poids, deux mesures. Les États-Unis ne sont pas cohérents, un individu, une race peut faire une chose, mais ce n’est pas valable pour tout le monde.
Blood on the flag, à droite, est une image que j’ai réalisée peu après le 11 septembre. Je voulais symboliser les États-Unis qui s’étaient fait attaquer. Le pays a souffert, son sang a coulé sur des mains qui n’étaient pas les siennes. Mais l’Amérique, bien sûr, a été en guerre avec elle-même. Et pour de nombreux Américains, la guerre civile ne s’est jamais terminée. Elle est toujours là.
Au centre, c’est America. C’est un symbole, un portrait des États-Unis. C’est le visage d’un être humain, mais on peut aussi y voir la cagoule d’un membre du Klan. A vous de l’interpréter, mais pour moi, c’est un portrait ambigu des États-Unis, car c’est un pays ambigu. Il y a du bon et du mauvais. Il était autrefois considéré comme le gendarme du monde, mais je ne pense pas qu’il ait toujours cette réputation. Je pense que beaucoup de gens, qu’ils soient américains ou non, remettent en question le rôle des États-Unis dans le monde.
Lorsque j’étais enfant, je suis allé dans une école d’art. J’avais 17 ans lorsque je me suis inscrit à la Brooklyn Museum Art School. J’y ai étudié la peinture et la sculpture pendant deux ans. Au bout de deux ans, j’ai senti que je ne pouvais pas vraiment peindre. Je vivais avec une fille qui avait un appareil photo. Je le lui ai emprunté et j’ai commencé à prendre des photos, mais je ne me suis jamais considéré comme un photographe. Ça fait des dizaines d’années que je dis que je suis un artiste et que j’utilise la photographie comme pratique artistique, mais que je ne suis pas photographe. Récemment, l’année dernière, j’ai commencé à réaliser des œuvres associant plusieurs techniques, dont la peinture acrylique. Elles sont parfois basées sur des photographies de sculptures classiques ou de Michel-Ange, mais ce ne sont pas des photos que je prends moi-même. Je peins par-dessus et j’en fais quelque chose d’autre. Même si je n’ai pas utilisé de peinture auparavant dans mes photographies, j’ai toujours été un artiste qui peint avec des couleurs, avec des idées. C’est pour ça qu’il faut faire la distinction : oui, j’ai réalisé des photographies, mais je ne suis pas photographe. Je fais partie de la génération d’artistes qui utilisent la photographie, très souvent de manière exclusive, mais qui ne se voient pas comme des photographes.